Photo de personne.

Depuis deux ans, il m’arrive de photographier avec assiduité la même personne, l’an dernier je viens de prendre d'elle dans les 300 photos. Comme je vois la personne quatre jours sur sept, l’année durant, ça fait en moyenne plus d'une photo par jour. Est-ce que j’essaie de fixer la suite des substitutions psychologiques qui ont lieu en elle, lorsqu’elle est en interaction avec moi? (Sans que moi, j’en sois nécessairement la cause, bien sûr, c’est là chose indécidable.) Mais ces étapes et états, je les décris dans mes carnets, que je remplis d’une prose maladroite, balbutiante, dans ce français rudimentaire qu’est le mien et dont la pauvreté me préserve de donner dans le roman, en parlant d’elle. C’est souvent assez banal, ce que je note, ce qui m’amène à dire que la photo, elle est là pour restituer la richesse énigmatique de la personne à la présence de laquelle je voue tant d’attention. Plus je la photographie, moins je peux substituer une photo à une autre: bien des prises me semblent uniques, malgré les attitudes, la mimique et les regards qui reviennent. L’image cependant ne remplace pas la présence puisque celle-ci est caractérisée par une interaction dépassant chaque fois l’anticipation imaginaire qui la précède, tandis que la présence donnée par la photo ne connaît pas ce dépassement-là. Bien sûr, il peut y en avoir d’autres au cours de la lecture de la photo, mais ceux-ci ne sont que des simulacres du dépassement, voire du débordement de tout contenu prévu que peut te faire vivre l’autre personne face à toi, simulacres qui, cependant, dédommagent en partie du manque que constitue l’absence de l’autre. La photo n’est donc nullement un moyen d’analyse, ici, au contraire, elle restitue l’opacité de la personne face au trop de transparence que suggère l’écrit. Ce faisant, elle contribue à une meilleure connaissance de l’autre et de soi.

Or, ces photos-là, je ne les montre à personne, et en partie seulement à l’intéressée. Les seules photos que je montre, celles dont je fais étalage, sont celles où elle n’est pas. Présence par absence.