Le diariste.

Comme je me réfère peu à la société environnante dans l’orientation de mes activités (mais beaucoup dans leur exécution, bien sûr), mon journal intime me sert de boussole dans la navigation à vue qui caractérise ma manière de vivre du jour au lendemain. Comme le Stalker de Tarkovsky, je m’oriente toujours de nouveau dans un terrain qui ne cesse de se transformer. Ce fut le cas dans ma vie professionnelle, c’est aussi le cas dans ma vie intérieure, bien que ma vie privée, vue de l’extérieur, semble assez stable. 

Dans sa forme actuelle, je tiens ce journal depuis décembre 2002, donc depuis plus de 15 ans, sans interruption, en allemand d’abord, pendant plus de 10 ans, et depuis plus de 5 ans en français. J’en suis maintenant au carnet 101. 

Quand tu écris ce que tu fais, as fait, feras, tu soulignes, tu y mets des lignes fortes, tu projettes des perspectives, tu bâtis une structure après l’autre, défaisant souvent, mais pas toujours ce que tu viens de construire, car tout-à-coup, une vue s’impose, c’est ta phrase même qui t’en informe, tu la suis jusqu’au prochain tournant de ta trajectoire où un nouvel horizon se dévoile devant tes yeux. 

C’est ainsi, en circulant entre la vie que tu vis et celle que tu écris, que tu produis le sens. S’y ajoute la photo, ce miroir de tes sensibilités et attachements. 

Dans ce journal, j’y mets de tout: récit de ce qui se passe, réflexions de toutes sortes, d’ordre pratique, parfois théorique - je donne alors dans une sorte de philo, de pensée littéraire, de psychologie anti-psychologique. En politique, je ne dispose de nulle approche théorique et je n’adhère à aucun parti, mais je ne suis pas apolitique, pas du tout.

„Sudelhefte“, je dirais. Il m’arrive cependant d’y mettre des choses „au propre“. 

J’écris d’abord pour le témoin que je suis moi-même. En écrivant, je me constitue témoin, comme, en photographiant, je me constitue spectateur. Je me constitue, je m’installe et je m’établis comme tel: témoin et spectateur. Je remplace ainsi et chasse de ma vie les institutions des autres qui cherchent à s’y mêler. Je négocie ma manière de vivre avec moi-même d’abord. Puis avec la personne qui m’importe le plus. Le journal intime a la fonction ici de faire intervenir ce relais fort, d’ériger ce rempart entre moi, mon entourage immédiat et la société environnante. 

Je ne suis pas asocial, cependant, loin de là. Je me coule facilement dans les moules que m’offre la société, non sans élégance, même. Mais cela ne m’intéresse pas particulièrement. Il est vrai que le journal intime me tient lieu de société en tant qu’il produit ce reflet de mon parcours que d’autres cherchent dans le commerce avec autrui.