Lire d'abord le billet précédent, la photo et le phénomène, I, du 4 avril 2017.
D’entrée de jeu pris dans la relation au regardé, le regardant, dans son vécu, s’est toujours déjà jeté vers lui. Dans et par le recul de la photo, il reprend alors quasiment son bien. La photo est un retour sur soi. Soi qui toujours ne se donne qu'au retour, car c'est alors que s'ouvre la distance entre le regardant et le regardé, constitutive de la scène, clairière et abîme à la fois.
La photo, cette trace de l’être-jeté du regardant vers le regardé, elle témoigne de ce moment. Etre-jeté interrompu, repris par le soi venu au monde par cette interruption même. Trace retracée et encadrée par l’image, la mise en scène confirmant le don de la scène qui est don de soi, la scène de son séjour. Car avec l’interruption de la présence immédiate du regardant au regardé, c’est la temporalité qui fait irruption, la lourde finitude de l’ek-sistance.
Quand je fais du walking avec mes bâtons dans la forêt de Bremgarten, à Berne, lancé tel un automate sur mes sentiers, suivant ma route sans réfléchir, il domine alors une couche de la conscience où ce „moi“ de „mes sentiers“, de „ma route“ n’a pas encore de nom, où il n’est à strictement parler personne, nobody, un animal qui suit son instinct. „Moi“ mis entre parenthèses, suspendu, en latence, ek-statiquement rivé sur son environnement.
Il arrive alors qu’il resurgisse, ce moi, qu’il vienne au monde, que la scène s’ouvre devant les yeux du regardant rejeté sur soi, que je m’arrête pour sortir l’appareil et prendre une photo. Cet événement comporte tout ce que Derrida appelle le „Gift“, don et poison: la langue, le temps, la vie consciente quoi, et la mort. La chute du paradis. Dans la „Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik“ (Nietzsche), la photo serait du côté d’Apollon, dieu de la lumière et de l’individuation, tandis que ma course animale à bâtons, donc à quatre pattes, dans la forêt est du côté de Dionysos, dieu de l’ivresse …
L’arrêt appelle la photo. Il est le moment où l’ek-sistance, l’être-jeté vers, vient à elle-même, où le soi se constitue ou se reconstitue. C’est alors qu’il se met à habiter le monde:
Or la scène, plus elle est dense, étoffée, et illuminée, plus elle nous appelle à venir l'habiter.
La densité lumineuse, c'est la scène s'ouvrant sur d'autres scènes lors de son approche, prodiguant d'autres Abschattungen (facettes) de son apparition devant le regardant. La mise en abîme quoi, très visible lors de l'agrandissement de la photo, potentialité de présence augmentée, elle présente d'autres vues, faisant attendre d'autres encore, promesse jamais épuisée d'horizons inattendus.
Dans cette communication de l'autre et de soi, où le soi est l'autre de l'autre, c'est l'attente d'un autre soi qui s'installe dans ce coeur qui se met à battre. L'idée de cet autre, qui est tout autre et semblable quand-même parce que soi-même se rapportant à soi et à l'autre, cette idée, vague d'abord, aux premiers battements du coeur, se précise par la suite, se cristallise autour d'une réminiscence de visage et de corps, et finit par s'imposer à l'imagination. Voilà la sorcellerie qui incite à l'amour, le regard avide de voir encore et encore, tout ce corps embrasé qui se jette vers l'autre qui y annonce sa venue, cet événement.
La photo arrête le mouvement, le fixe dans son action, repris et continué dans la lecture de l'image. Hautement supérieure à ces vidéos qui servilement suivent l'action à laquelle elles renvoient comme étant en dehors d'elles, la photo s'approprie l'action arrêtée en elle via la seconde, troisième, quatrième vie qu'aura celle-ci grâce à ses lectrices et lecteurs qui viennent habiter la scène qu'elle offre à leur désir!
überarbeitet am 20. April 2017.
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