La seule perception est tellement riche en impressions variées qu'elle est, pour bien des gens, un motif majeur de tenir à la vie, quelle qu'elle soit. Il en est même qui fondent sur cette richesse leur préférence de la pauvreté et de l'insignifiance, comme Robert Walser. La production de sens qu'offre cette couche primaire de l'existence se joue en dehors des grandes machines à sens mises en place par nos sociétés: les religions d'abord, les idéologies ensuite, les carrières enfin. C'est cette richesse toute sensuelle qui nourrit les âmes malgré elles, mystifiées qu'elles sont souvent par ces appareils-là.
Je pense que c'est l'expérience de cette richesse qui a incité Jean-Jacques Rousseau à ne rien vouloir d'autre, et à rejeter tout ce qui lui était contraire: amour de soi versus amour propre: vouloir jouir de sa nature versus vouloir obtenir et faire accepter une position dans la société. Distinguo important qui indique plutôt les pôles d'un équilibre à établir qu'une alternative exclusive. N'oublions pas la complication qu'apporte à l'argument Friedrich Nietzsche: dans sa Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, où la richesse sensuelle est habitée par un penchant fort vers l'ivresse, vers la perte de soi dionysiaque, contre laquelle s'élève la conscience de soi apollinaire. Nietzsche raffine donc sur la question de la constitution de l'ego, là où Rousseau nous laisse sur notre faim, et c'est là qu'irrémédiablement la société fait son irruption dans notre vie intime, s'installant sans gêne au cœur de notre rapport à nous-mêmes.
D'où l'impact du politique sur notre quotidien. Son phénomène premier et essentiel, c'est l'autre qui veut exercer un pouvoir sur nous. Le politique, c'est d'abord la dimension de l'exposition à cette agression permanente qui, ma vie durant, s'est présentée dans nos contrées plutôt sous la forme de la mystification enguirlandée. Mais les temps changent, nous assistons aujourd'hui en Europe à la montée de la bête nationaliste qui, elle, ne recule pas devant l'affirmation toute crue de la violence, qui est son essence même, sa raison d'être, car elle se définit à partir de cette simplicité rudimentaire qu'est l'exclusion de l'autre.
La fonction du droit, c'est de tenir l'autre à distance, en général, mais pas d'exclure certains. D'où les tentatives de la droite nationaliste d'abolir l'état de droit.
"L'enfer, c'est les autres." Je considère l'état de droit comme la réponse de la civilisation occidentale à cette expérience fondamentale. L'Etat garantit à l'individu la marge de manœuvre nécessaire pour jouir de la densité de son existence, en contrepartie du monopole de recourir à la force, si besoin est, sous le contrôle des institutions. Or regardons l'Europe et sa périphérie. Là où l'état de droit a récemment été aboli, l'on voit les enfers ressurgir. En Turquie, par exemple. Cela est en cours aussi dans les pays de l'Est, voyez la Pologne. En Suisse, l'UDC cherche à affaiblir l'état de droit en faveur des votations populaires. Perso, je ne vote que pour des politiciennes et politiciens qui ne pactisent pas avec ces fossoyeurs du partage du pouvoir.
Le politique peut être la passion d'aucuns, mais ce n'est pas une richesse. Celle-ci est ailleurs, dans la densité de l'existence qui, elle, se réalise le mieux dans une civilisation développée et pacifiée, ouverte à l'autre et au dehors - la "nature", la mort. Nous sommes donc appelés à faire de la politique rien que pour nous défendre, pour combattre ceux qui essayent de nous priver de nos possibilités existentielles en exerçant leur pouvoir néfaste sur nous, pour combattre ces idiots qui cherchent à rendre idiots les autres.
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