L'écriture qui retrace la trace d'une vie dans le neutre.

La métaphysique rayée.

J'en suis au carnet no 90 de mes notes quotidiennes très régulières commencées en décembre 2002, pour des raisons toutes pratiques. Il en a résulté une habitude qui ne m'a plus quittée. Pendant 10 ans, j'ai écrit en allemand, depuis cinq ans, j'écris en français, langue que je parle trop peu. Or, je ne suis pas un auteur, et je n'ai pas l'ambition d'en arriver à ce statut - pour lequel j'ai trop d'estime pour l'attribuer à des dilettantes comme moi. Mais j'ai une expérience assez intéressante de l'écriture pour en parler dans le cadre de publicité restreinte qu'offre cette plateforme toute personnelle. La papeterie, d’abord: Presque tous mes carnets ont le format "Moleskine". J'en remplis chaque jour deux à trois pages, d'une écriture assez fine. Cela fera dans les 2000 à 3000 signes par jour. Les jours où il se passe beaucoup, j'écris peu, le jour où il se passe peu, j'écris beaucoup (rattrapant ainsi les lacunes les plus criantes dans ce rapport du vécu à l'écrit, qui est aussi un rapport de quantité). Or je n'ai pas le dessein de documenter ma vie, ou d'en rendre compte. Il est vrai que mes notes me permettent de corriger mes souvenirs, massivement même, souvent, quand je les consulte pour en avoir le cœur net. Au fond, je ne sais pas pourquoi je remplis tous ces cahiers, pratique dont je ne puis plus me séparer. C'est pourquoi, de temps à autre, je m'interroge sur mes motifs. Le carnet 90 est une belle occasion de me prêter de nouveau à cet exercice. 

Pour ce faire, j'ai recours à un auteur que je lis peu, mais qui m'influence le plus, maintenant que j'ai dépassé les 70 ans. Mes premières lectures de Maurice Blanchot datent de 1970 environ, quand j'ai commencé de lire Thomas l'obscur. Aujourd'hui, c'est L'attente, l'oubli que j'ouvre, de temps à autre, pour une lecture de 2, 3 pages, pas plus, car je le supporte mal, ce texte qui raye la question de l'être, annule le discours heideggerien, met entre parenthèses (dans le sens de l'épochè husserlienne) cette obsession très allemande qui nous est venue de Messkirch, de Freiburg, de Totnau. Grâce à Blanchot, la trace de la vie que je mène se perd dans le  n e u t r e . En remplissant mes carnets, je ne fais rien d'autre que de retracer cette trace évanescente. Je me ressuscite pour mieux me voir disparaître, moi, celui qui est vu et celui qui voit, destinés à la disparition tous les deux. 

Aucun motif ne pourrait transcender cette constellation. 

Même pas un motif sociétal. Il est vrai que la langue, et a fortiori l'écriture, dépasse l'individu de par le seul fait qu'elle est la langue de tout le monde, et pas la mienne propre. Elle n'est pas non plus, par ailleurs, la langue d'une communauté ou d'un peuple, qui ne sauraient la fonder. Et comme il n'y a pas qu'une langue, aucune d'entre elles ne saurait s'imposer comme   l a   langue. Si je dois mon écriture à une langue, je ne la dois pas à une communauté. Le phénomène de la langue dépasse toute communauté, tout concept de peuple. Le "Volk" du Heidegger des Schwarze Hefte est une aberration. Si la langue et l'écriture sont le médium qui me fait, me constitue, alors je ne dois rien à personne, et personne ne me doit rien. Salut, exact, de part et d'autre (Stéphane Mallarmé). 

Nous vivons dans l'absence de tout fondement et de toute finalité: notre médium, c'est le neutre. L'écriture replace la vie sur ce fond de neutre, vie qui a tendance à se perdre ("verfallen") dans l'"Innerweltlichkeit" des moyens et des fins.  

L'écriture et le train-train.

Mon écriture accompagne le train-train: elle le suit, marche à côté, l'anticipe, l'ignore parfois. Elle est d'abord une mesure pour maintenir et sauvegarder la vertu! Elle est là pour dévoiler et dénoncer mes faiblesses: manque de vigilance, d'alertness, de lucidité, de persévérance, d'initiative... Vertu - virtus! La tradition, même romaine, c'est-à-dire dépassée depuis longtemps, reste en nous, "aufgehoben". Avant que d'autres me critiquent, je me serai critiqué moi-même, ce qui en ajoute à mon indépendance personnelle. Mon écriture, c'est donc aussi l'écriture de l'autre, le regard de l'autre sur moi, regard que je m'approprie en me séparant de moi-même, question de réduire, voire de déjouer cette complicité encombrante que comporte l'intimité avec soi. Œil vivant. (Monsieur de Wolmar.)

Suivre la trace, la tracer même. Lors de mes meilleures heures d'écriture, le matin, je rattrape mes après-midi et soirées, et j'en anticipe d'autres qui, pour le moins, auront existé dans mon imagination et continueront d'exister sur mon papier. Si elles ont lieu, elles auront été différentes de ce que j'aurai pensé, mais cette différence-là m'aura intéressée, car elle m'aura appris encore et encore l'impact du réel sur le bricolage mental, et j'aurai derechef l'impression de grandir encore par le travail de l'intégration de ce que ce réel comporte de nouveau - peut-être même au rang de l'Ereignis - dans mon interprétation du monde.

L'axe temporel ici ne court pas loin, quelques semaines en avant, à peine deux semaines en arrière. Et je les compte, mes semaines! Chaque dimanche soir, c'est un rite, je dessine le numéro de la semaine qui vient. J'essaie d'en entrevoir la physionomie, comme je lis encore dans le visage de celle qui pâlit déjà.

Ah! Mon train-train: Il y a quinze ans, dix ans, j'en étais encore au conflit qui opposait l'Allemagne et la Suisse quant au régime des vols d'atterrissage vers l'aéroport de Kloten. Lié dans ma vie privée avec la protagoniste allemande d’alors, j'étais bien mieux informé que les autorités helvétiques concernées de ce qui se passait de ce côté de la frontière. Ressentant un certain besoin de communication, c'est à mes carnets que j'ai confié ce que je ne pouvais dire en public. Jean-Noël Rey, à l'époque mon client (de 1998 à 2006), est allé jusqu'à prétendre que j'avais deux services secrets à mes trousses. Or, c'est lui que je soupçonne d'avoir rendue attentive sa cousine Micheline Calmy-Rey, alors au Conseil fédéral, à l'intrigante constellation que représentait dans ce dossier la relation de la députée de Waldshut au Bundestag et de ma personne. Bien du monde a essayé de me tirer les vers du nez, entre 2001 et 2005, date où ma compagne a quitté le Bundestag - l'ancien ambassadeur de la Suisse à Berlin, Thomas Borer, n'en fait pas exception. Ce février, Jean-Noël a trouvé la mort dans un attentat au Bourkina-Faso. De mortuis nil nisi bene.

Il y avait donc, et il y a toujours, dans mon texte, pêle-mêle de réflexions personnelles, générales, de récits concernant des affaires privées, publiques, de considérations d'ordre politique, philosophique (le temps qui passe, toujours le temps qui passe, et la production du sens), littéraire, mais aussi et surtout, ces temps derniers, les premiers balbutiements théoriques et l’écho de l’expérience pratique d'un photographe en devenir.   

L'allemand et le français.

Je l'ai dit: Pendant dix ans, j'ai écrit en allemand, pendant cinq ans maintenant en français. Vers 2011, à l'âge de 65 ans, j'ai vu diminuer mes activités de communicateur alémanico-romand. Alors, pour compenser le déficit d'exposition à la langue française qui en résultait, j'ai décidé de m'exprimer désormais dans cette langue dans mes écrits intimes. À première vue, je dirais que cela n'a rien changé au rapport de l'écriture à la vie, tant il est vrai que l'écriture en elle-même crée une distance telle que le fait qu'elle se fasse dans une langue étrangère à l'entourage immédiat n'y ajoute rien de substantiel. Mais il est vrai aussi que cette distance s'en trouve soulignée, aux yeux des témoins surtout, moins à ceux du scribe, car pour lui, ça devient une habitude comme une autre.

Mais le fait d'écrire en français comporte pour quelqu'un de langue maternelle allemande un effort linguistique supplémentaire, surtout quand on en vient aux détails de la vie quotidienne (j'ai commencé à pratiquer le français dès l'âge de 10 ans seulement). Si je m'interdis de consulter des dictionnaires en deux langues (sauf pour des cas vraiment extrêmes et donc excusables), je vérifie souvent, et avec plaisir, sur des dictionnaires mono-linguistiques. Je suis donc amené à m'occuper de mon médium, à critiquer mes phrases et tournures, et à considérer l'écart qu'il y a entre moi et les natif writers sur Facebook et dans les journaux. Cet exercice d'écriture m'aide beaucoup à l'oral, où je suis assez à l'aise après moins d'une heure de conversation romande ou française. 

...et la photo, si proche du phénomène.

C'est de l'écriture que je viens à la photo, approche à méditer. Il y a d'abord la temporalité qui est autre: L'écriture est lente, consommatrice de temps dans la description des personnes, des faits et des choses, le travail de calibrer le verbe sur l'image mentale exige beaucoup de patience et de circonspection. Pour mettre la moindre scène sur papier, il vous faut des demi-heures. La photo, par contre, vous livre ça dans l'instant même. Et très proche du phénomène. Si vous êtes bon, vous pouvez même prétendre à exposer le phénomène à l'état originaire, dépouillé de son support matériel. Si vous êtes excellent, vous phénoménaliserez encore ce support, dans une sorte de Vergeistigung visuelle du monde. Là, seul le meilleur capteur fera l'affaire, muni d'un objectif de très haute qualité. Et si vous êtes parmi les premiers du métier, vous réussirez à saisir dans une seule photo tout le récit d'une longue vidéo. Quant à moi, je n'en suis pas encore là. 

Comme je ne cherche pas à réussir sur un marché, je ne me plaindrai pas de la Bilderflut actuelle. Il y a la décadence de l'écrit, il y a la décadence de l'image, il y a, ce qui est pire, la décadence - en cumul - de l'imaginaire. Nous vivons dans nos contrées une période de décadence mentale générale. Et alors? Lisez Romulus der Grosse de l'excellent Dürrenmatt... Notre décadence, c'est la vitalité d'autres peuplades, nous disparaîtrons de la scène pour leur faire place. Et alors? 

"Nous", "notre": je n'aime pas ces pronoms à la première personne du pluriel - il ne faut pas trop "nous" mettre ensemble. "Nous" sommes les héritiers d'une même tradition, mais notre rapport à cette tradition est bien différent de l'un à l'autre, bien trop différent pour que l'on puisse parler de "nous". Jamais je ne me laisserais ranger dans un "nous" avec un UDC. Voilà pourquoi, en tant que ressortissant helvétique, par exemple, je ne connais pas de "nous". 

Or, il y a une vitalité dans la décadence, dans celle des peuples comme dans celle de l'âge, une sorte de „letztes Aufbäumen". Moi aussi, j’assume, comme tout le monde, je prends le virage de l’icon turn, et me tourne alors vers la photo. Au bord du lac, je dépose ma caméra sur un banc, je me mets à rêvasser tel un autre Jean-Jacques sur l'île de Saint-Pierre, jusqu'à ce que je ne voie plus les choses, mais les phénomènes. C'est alors que je prends machinalement la 1Dx ou la A7Rii, ou la 5 Mark iii, munis d'un 35, d'un 50, d'un 85 ou même d'un 100 mm, mais toujours à focale fixe. Ces appareils devenus si familiers m'offrent le cadre magique de l'exposition des jeux de lumière et de couleurs dans la concurrence des formes qui évoluent. Et le moment du clic est comme celui de la décision chez Mallarmé un moment de folie. Va voir sur l'écran de ton ordinateur ce qui en résulte, lors de la transformation de l'image raw en image jpg, via bridge, photoshop et lightroom. 

Carnet 3, notes du 8 mars 2003.
Carnet 3, notes du 8 mars 2003.

Carnet 85. 

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