Le troisième âge.

Faisons commencer le troisième âge à 70 ans, car entre 65 et 70, l'on constate chez la plupart des personnes concernées un refus net d'appartenir déjà à une autre génération que celle dite active, terme par lequel il faut entendre, à ce qu'il me semble, le fait de contribuer à "façonner le monde". Mon impression est qu'au delà des 70 ans, l'on peut être très actif encore, mais à l'égard de la "Gestaltung" du monde qui nous entoure, l'on est moins dans la position d'un acteur que dans celle d'un observateur. Cela est dû à une distance qui s'installe et qui s'impose malgré l'impact que l'on peut encore produire sur son entourage et son environnement. 

Il est vrai que cet impact est quasiment nul pour quasiment tout le monde, et celles et ceux qui semblent dotés d'une emprise supérieure sur le sort des hommes sont pour la plupart des gens mystifiés par l'ivresse d'un pouvoir qui s'exerce davantage sur eux qu'ils ne l'exercent, eux. Notre univers évolue de lui-même, mais ils nous donne volontiers l'illusion que nos agissements y laissent une empreinte forte. C'est cette illusion qui s'estompe avec l'âge.

Le paradoxe qui reste c'est que, souvent, l'on se sent responsable de la marche du monde tout en sachant que l'on n'y changera quasiment rien. C'est ce "quasiment" qui laisse la porte ouverte à toutes les belles actions, les beaux discours et à tous les reproches faits à celles et ceux qui, le moment venu, ne veulent s'occuper de plus rien d'autre que de leur jardin. "Responsabilité", ce grand mot dans lequel Jean-Paul Sartre a mis tout son volontarisme. Je l'ai admiré, mais je ne l'ai pas suivi. Il m'est arrivé d'être volontariste, j'ai rarement été défaitiste, la plupart du temps, j'étais fataliste: tout en acceptant la météo, j'ai cherché les bons vents pour avancer dans la direction qui m'intéressait. - Et le voilà ce discours au passé qui trahit la distance propre au troisième âge, verbes au passé d'un observateur devenu narrateur, quelqu'un qui parle de son présent sur le mode du passé.

N'ai-je pas souvent été séduit par l'impression devenue évidence que la vie était en fait un phénomène littéraire? Dans ma communication avec moi, je ne me suis jamais tutoyé, j'ai préféré la troisième personne, son présent distancé dans un imparfait vague et lointain. Cela ne m'a pas empêché d'être actif et tenace dans mes projets, mais jamais jusqu'au point de me perdre dans l'ivresse de vouloir aboutir à tout prix. Voilà pourquoi j'aime bien ce chapitre des Essais de Montaigne intitulé: "de ménager sa volonté". 

Je n'ai pas attendu le Troisième Âge pour sentir et savoir à côté de moi la mort. J'ai très tôt dans ma jeunesse lu Blanchot et connu le paradoxe de l'attente impossible de l'oubli total de soi et du monde. Alors, tout étant irrémédiablement voué à la disparition, quelles valeurs? Celles de ta tradition, mais totalement sécularisées, épurées de toute mystification qui leur reste encore de leur passage par les âges de la superstition.  

Face à quel présent? Celui d'un univers médiatique effréné qui a pris possession des consciences qui t'entourent, assaillies qu'elles sont de toutes parts par des myriades d'informations et de désinformations rapportant avec une directness impitoyable l'évolution instantanée de l'univers, consciences jetées chaque jour dans une actualité bouillante, vivant un quotidien exposé virtuellement à toutes les convulsions de l'humanité.