La photo et le phénomène, I.

Sur le tard, je pratique la photo pour mieux saisir le phénomène. Dans ma jeunesse, je me suis intéressé à la phénoménologie de Husserl (surtout les Méditations cartésiennes, mais à bien d’autres textes sur la réduction phénoménologique aussi) - ce fut en relation avec des lectures de Sartre, Heidegger, Merleau-Ponty, Derrida, Blanchot... 

Il m’en reste le souvenir de deux actions décisives: l’une, du côté de Husserl, la réduction phénoménologique, consistant à douter de la réalité naïvement perçue, en appliquant systématiquement la mise entre parenthèses de la croyance en elle („die Ausserkraftsetzung der Seinsgeltung“), l’autre, du côté de Derrida, la différ-a-nce, consistant d’abord et en premier lieu à douter de la présence à soi immédiate et privilégiée du sujet (ce qui, bien sûr, nous renvoie à Marx et Freud, et, ne l'oublions pas, à Hegel). 

Ces deux actions vont diamétralement à l’encontre de l’expérience quotidienne de l’homme. C’est pour cela d’ailleurs que je parle d’actions: car pour bien saisir ces pensées, il faut agir sur soi-même, se transformer soi-même en transformant son expérience. C’est la clé du pathétique des Méditations de Husserl.

L’on assiste alors, en spectateur de soi-même, à une communication tirée au grand jour entre, d’une part, „la conscience“ („das Bewusstsein“), et, d’autre part, ce qui se présente comme "le phénomène".

En pratiquant le doute cartésien dans la réduction phénoménologique, l’on peut constater que la communication entre la conscience et le phénomène se réalise sur le fond d’un abîme qu’elle appelle à l’être. C'est là que s'installera toute la production du sens qui impactera sur la photographie.

Dans la photo telle que les gens la pratiquent dans nos contrées de nos jours, rien de tout ça, cependant. A première vue, tout y semble plénitude, présence, circularité assurée, l'image sociale devenue monnaie courante, phénomène parmi d’autres. 

Pourtant l’on n’échappe pas si facilement, même dans la communication la plus plate du quotidien, aux ex-territorialisations qu’elle implique, puisqu'elle se réalise sur fond d'abîme, malgré elle. Pourquoi, si tel n’était pas le cas, tout ce joli monde aurait-il tant besoin de se droguer, de temps à autre? L’alcool d’abord, puis le reste ...

Mais c'est de la philosophie! me reprochera-t-on. Eh oui! En cette époque caractérisée par la fin de la philosophie, il est utile de rappeler que cette fin est un processus qui durera aussi longtemps qu'il y aura une humanité: processus permanent de construction (d’affirmation) et de déconstruction (de négation) de l’apriori régissant l’être-au-monde.

Le photographe que je suis s'interroge lui aussi sur cet apriori, interrogation qui porte d’abord sur le don ou l’offre de la scène, car le don de la scène ne précède-t-il pas la mise en scène, la scène n'est-elle pas co-originaire de la venue au monde (gleichursprünglich mit dem Zur-Welt-Kommen)?  Ainsi la scène en tant que telle se donne-t-elle à penser comme un apriori de la perception du monde, et avec cela de la pensée elle-même. 

Y a-t-il des scènes originaires, premières? Peut-être. Je pense aux scènes de séjour, par exemple, car notre existence, elle aussi, se présente comme un séjour „ici-bas“. Est-ce là quelque chose de personnel, qui ne concerne que moi, et peut-être quelques autres encore? Si tel était le cas, ça ne saurait m’intéresser. Or je pense que la part personnelle dans nos goûts et jugements est l’une des choses les plus surestimées du monde. Car si ce ne sont pas les apriori, ce sont alors les lieux communs qui impactent nos sentiments et jugements. Dans les deux cas, la part personnelle est négligeable. 

Que l’on me permette donc de considérer, pour le moment d’une réflexion, les scènes de séjour comme des scènes co-originaires à notre être-au-monde.

Voici deux photos prises quasiment dans la même position dans un jardin où je me trouve assez souvent, et qui est pour moi un lieu de séjour privilégié, l’une a été prise avec un objectif à angle large modéré (35 mm, à gauche), correspondant à peu près objectivement à ce que voit l'oeil, l’autre avec un objectif à angle très large (17 mm, à droite), qui élargit la scène de manière significative:


Or c'est l'image à droite, exagérément élargie, qui correspond à ma perception "intérieure", "vécue", de la scène du jardin, tandis que l'image à gauche se présente à moi comme une variante "rationalisée", "documentaire". Ce disant, je considère que "moi", ici, est exemplaire, pas réductible à un individu. Cette dimension - sociale - de l'exemplarité ne concerne d'ailleurs pas seulement le regardant, mais aussi le regardé, à savoir la scène. Car celle-ci, en s'offrant comme un séjour quasiment idéal, se profile du coup comme séjour exemplaire.  

La photo, donc, intervient dans la relation du regardant au regardé. C'est trivial, mais cela vaut la peine d'y regarder de plus près. C'est ce que nous ferons dans un prochain billet. 

2., durchgesehene Version vom 2o. April 2017.

Avertissement aux spécialistes en philosophie: On aura compris que j'adhère à la thèse qu'il ne faut pas doubler le moi psychique et psycho-physique d'un je transcendantal, voir là-dessus Jean-Paul Sartre, La Transcendance de l'Ego, Vrin, 1981, p. 19 par exemple, j'abrège:

1° le champ transcendantal est impersonnel ou prépersonnel,

2° le Je n'apparaît qu'au niveau de l'humanité et n'est qu'une face du Moi, la face active,

3° le Je Pense peut accompagner nos représentations parce qu'il paraît sur un fond d'unité qu'il n'a pas contribué à créer et que c'est cette unité préalable qui le rend possible au contraire,

4° qu'il est loisible de se demander si la personnalité (ou la personnalité abstraite d'un Je) est un accompagnement nécessaire d'une conscience et si l'on ne peut concevoir des consciences absolument impersonnelles. (Auseinandersetzung mit dem späteren Husserl.)

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